samedi 29 juin 2013

"Man of Steel" - ni pour ni contre... (3ème partie)

(suite du post précédent...)

IV - Esthétique de l'excès
Deux points problématiques, disais-je : celui de la mode du "director's cut" d'une part ; celui du point limite jusqu'auquel on peut pousser l'empilement des "séquences-catastrophe" d'autre part. Nous y voici.
Les blockbusters du moment affectionnent les superhéros. Je ne m'étendrai pas sur les raisons de cette mode (immenses succès commerciaux des Spider-Man de Sam Raimi et des "Batman" de Christopher Nolan, prise en compte du public geek comme source de revenus importante, possibilité de broder à tour de bras sur les mêmes recettes, terreau idéal pour mettre en valeur des effets spéciaux et des séquences d'action toujours plus impressionnants, etc). Il n'empêche qu'elle est aujourd'hui la plus représentative de cette escalade dans la surenchère visuelle qu'a toujours encouragé Hollywood.


Il se trouve que cette surenchère correspond assez bien aux façons de faire très excessives de Zack Snyder, qui n'a jamais donné dans le moyen terme : son remake de Dawn of the Dead se faisait fort de multiplier l'hémoglobine, de démultiplier les morts-vivants entourant le centre commercial, de rendre ces derniers plus rapides et agressifs que dans le film original... Son 300 poussait d'emblée ses ambitions pourtant balbutiantes au point de le rendre BEAUCOUP PLUS graphique, surréaliste et esthétisant que la bande dessinée de Miller dont il s'inspirait. Watchmen, loin de simplifier le travail d'Alan Moore, entendait rester dans ses pas jusqu'à assumer une narration très inhabituelle (qui ne s'est d'ailleurs pas avérée commercialement viable) pour ce genre de cinéma, à une époque où la méthode Marvel était à la simplification maximale des enjeux. Legend of the Gardians : The Owls of Ga'Hoole, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, est, jusque dans sa mise en scène, un remake de 300 (!) sous forme d'un film d'animation pour enfants qui envoie joyeusement bouler l'incontournable canon Disney. Et que dire de Sucker Punch, de ses mini-clips musicaux insérés dans la narration et de ses interminables scènes de combat, parfois en plans-séquences étirés bien au-delà du raisonnable !
Dans sa quête des limites tolérables, Snyder est ici encouragé par la dernière partie d'un script qui, sans le moindre complexe, fait la part belle aux destructions massives. Sur ce point, Man of Steel est donc bien le prolongement des expérimentations un peu folles de Sucker Punch. Avec, en guise de problématique, la question : "Jusqu'où peut-on aller ?" ; en guise d'aboutissement (question bien plus passionnante encore) : "Et que se passe-t-il lorsqu'on va plus loin ?" ; et, en guise d'exergue à épingler sur chacun des plans, la réflexion de Spielberg selon laquelle "C'est à vous [spectateurs] qu'il appartient de décider jusqu'où nous [cinéastes] sommes autorisés à pousser les limites de cette créativité [numérique]"...
Une frange conséquente du public visé par le blockbuster hollywoodien "en veut toujours plus". C'est un fait acquis. Or, évidemment, au fur et à mesure qu'on lui en donne plus, il en exige encore davantage - très (trop ?) vite lassé par la répétition pure et simple des figures. On aura inévitablement comparé le grand final de Man of Steel à celui du concurrent direct : Avengers de Joss Whedon, qui voyait plusieurs quartiers de New York voler en éclats pendant l'ultime bataille.



Ce rapprochement est très réducteur. Et c'est précisément sur ce point que s'affirme le courage rhétorique de Snyder. Avengers donne à voir, sans aspérité aucune, le spectacle fantasmé par les amateurs du genre. Man of Steel, au ton plus grave et à la mise en scène plus risquée, dépasse de cinq ou dix ans la mode en cours (disons-le tout net !) pour proposer un spectacle bien au-delà des limites tacites de son époque - donc, forcément, moins bien accepté. Il pousse délibérément le bouchon trop loin. A la destruction d'un silo répond l'anéantissement d'une station-service, qui précède l'écroulement de plusieurs immeubles, lequel mène à la dislocation d'un satellite, elle-même entraînant la pulvérisation d'un nouveau gratte-ciel, et cetera ad nauseam : en somme, on se rapproche d'un Michael Bay (que l'on dépasse même allègrement sur son propre terrain) dans un film dont le contrat de départ ne nous promettait tout de même pas forcément une telle débauche.
Les esprits chagrins, avides de comparaison qui n'ont pas lieu d'être, regretteront sans doute la force tranquille d'un Superman Returns, lequel donnait à voir la puissance de l'Homme d'Acier dans la simple extraction d'une formidable masse continentale hors de la surface terrestre, ou l'abstraction poétique du premier Superman qui traduisait la quasi-divinité du personnage par sa capacité à remonter littéralement le cours du temps. A ceux-là, on conseillera simplement de revoir jusqu'à plus soif les deux films en question. Aux autres, Snyder propose une nouvelle fois de risquer l'indigestion.
Parce qu'Avengers met en scène l'incontrôlable Hulk et une véritable armée d'invasion sans scrupules, il évince d'avance tout problème moral quand à la destruction de la cité et propose un tour de grand 8 confortable, où la mise en danger directe des citoyens n'est pas franchement abordée, le tout joliment filmé, emportant assez facilement tous les suffrages. Ici se borne ses prétentions. Parce que Man of Steel met en scène le protecteur le plus "clean" de la planète face à une armée beaucoup moins nombreuse composée de quelques guerriers kryptoniens, et qu'il se retrouve lui-même responsable de dégâts matériels considérables (et peut-être plus...), filmés de manière beaucoup plus immersive et moins chorégraphique (avec zoom, saccades, flous, décadrages et autres), le spectateur heurté se trouve dans une position de perplexité compréhensible. D'autant qu'Avengers multipliait les sous-intrigues au sein même de l'affrontement. En d'autres termes, il continuait scrupuleusement à scénariser l'anarchie comme dans un film d'action hong-kongais.
Rien de tel dans Man of Steel... Man of Steel lâche gentiment la main du spectateur et le laisse se débrouiller devant l'exhibition du chaos - à peine use-t-il du personnage de Perry White pour créer un semblant de tension dramatique post-11 septembre, par le biais d'un petit arc narratif directement emprunté au vieux genre du film-catastrophe, et très artificiel en l'état. Le temps de métrage dudit chaos étant, là encore, proprement inouï au regard des normes actuelles.



Un tel choix provoque à coup sûr plusieurs formes d'indignation : indignation des "dramaturges" qui se sentent pris pour des billes au milieu d'un catalogue pyrotechnique qu'on leur déplie sans logique ; indignation du public formaté qui ne manque pas de clamer sa supériorité sur le film en notant que "ça fait un peu trop !" (gardons toujours à l'esprit les propos de Spielberg...) ; indignation des prédicants pour qui "le travelling est une affaire de morale" (mais qui, on l'espère pour eux, n'en sont plus là après deux heures de film !) ; indignation, enfin, des fans de Superman scandalisés par la relative contre-performance de leur héros !
Aux premiers, j'opposerai constamment l'idée que le scénario - et par extension le cinéma - est un matériau souple ! Que les règles, narratologiques ou autres, deviennent stériles (voire dangereuses) dès lors qu'on les veut immuables ! Et qu'on y perd toujours à juger le film hypothétique qui était à faire, plutôt qu'à tenter de comprendre le film bien réel qu'on a sous les yeux.
Aux deuxièmes, sur la même fréquence radio, je répondrai qu'ils ont parfaitement raison, mais que dans une oeuvre d'art le "un peu trop" n'est jamais une erreur : il ne s'agit pas de quantifier des denrées ingurgitées ou le prix d'une marchandise. Que le "un peu trop",voire le "beaucoup trop", a toujours une raison d'être, ne serait-ce que par son caractère d'exception qui produit inévitablement du sens. Qu'il est bon de s'interroger sur le "un peu trop". Regrettable de le rejeter en bloc. Enfin, que pour faire honneur à la phrase de Spielberg citée plus haut, il me semble plus pertinent de réfléchir sur les limites de la norme que sur celles, transgressives par définition, de la marge. Man of Steel, qui passe pour adhérer à la norme, me semble plutôt, en vertu de tout ce dont je rends compte ici, confiner à la marge !
Aux troisièmes, je dirai une fois pour toutes que la banalisation de la violence, le soi-disant danger sur les consciences qu'entraîne une vision d'apocalypse trop aseptisée (des gravats, des morts... et pas de sang !) n'est valable que dans un contexte totalement décomplexé de tout questionnement - ce qui n'est certainement pas le cas ici ! De même qu'une véritable vision fascisante de la justice ne se trouve pas, en dépit de toutes les sottises qui ont pu être dites, chez Clint Eastwood ou Charles Bronson : lorsqu'on entend véhiculer une idéologie douteuse, on la fait passer dans du sucre. On montre le cow-boy tuer l'indien maléfique avec un grand sourire aux lèvres, et rejoindre l'héroïne conquise d'avance. Eastwood, Bronson, Stallone, du moins les films à la triste réputation dans lesquels ils ont pu apparaître, n'ont jamais fui la complexité de la violence. Ils ne s'en débarrassent pas. Ils n'en nient pas le phénomène d'escalade. Ils SONT extrêmement violents ! C'est la marque même de leur bonne foi ! De même, l'Homme d'Acier ne brise pas le coup du général Zod dans un élan victorieux, mais sous l'effet d'un dérapage qui lui fait perdre ses moyens et choisir sommairement une victime plutôt qu'une autre : second grand traumatisme de son existence, après la mort quasi biblique de son père adoptif sous ses propres yeux.
Ce qui m'amène à répondre enfin aux quatrièmes : le Superman de vos fantasmes est un idéal. C'est celui dont parle le "fantôme" de Jor-El et qui doit être un exemple, amenant l'humanité à "le rejoindre dans le Soleil"... Le Superman que vous voyez à l'écran n'est pas encore cet idéal : son parcours débute. Tardivement, il se révèle à lui-même et ne cesse de trébucher en tentant d'atteindre ce qui est un idéal pour lui-même avant de l'être pour quiconque. Déjà dans Superman Returns, la façon dont Clark abîmait la photo de famille de Loïs, ou se servait de ses pouvoirs pour l'espionner chez elle, avait fait bondir les fans hardcore, qui supportaient mal de voir leur héros s'affranchir d'un partie de sa morale. Dans Man of Steel, Clark démolit un poids lourd parce que son conducteur l'a trop asticoté. Il ravage Smallville en traînant Zod sur des kilomètres comme un gamin énervé parce que ce dernier a osé menacer sa mère. Et il fait bien plus encore, occasionnant toujours d'immenses dégâts... et finissant par tuer son ennemi de ses propres mains. Hero in progress ! C'est moins sur ces écarts problématiques, à la mesure du personnage lui-même, que devraient se concentrer les pacifistes pro-Kal-El, que sur sa réaction immédiate après la mort de Zod. Les écarts, c'est aussi de cela que parle le film : "Superman Begins" avoué et nécessaire.



On pourrait en terminer sur ce point en rappelant qu'il y a peut-être quatre ans (sans doute pour la sortie de Watchmen), Zack Snyder interviewé pour le journal Mad Movies avait déclaré en substance que s'il devait réaliser une version de Superman (le projet Man of Steel n'était pas encore né), il lui paraissait important de montrer que, s'il le voulait, le personnage avait entre ses mains le pouvoir de détruire la Terre - idée fascinante et franchement effrayante à la fois. Quelques années plus tard on croyait cette thématique enterrée, du moment que Snyder se retrouvait un peu les mains liées : technicien à la solde d'un scénario pré-écrit par David S. Goyer dans un projet supervisé par Christopher Nolan auréolé de ses derniers succès. Eh bien, contre toute attente, on concédera au réalisateur d'être largement parvenu à injecter ses propres préoccupations dans un script qui ne les appelait pas de manière évidente. On appelle ça un auteur.
C'est peut-être aussi de ce côté qu'il faut aller chercher le sens du dernier acte exubérant de Man of Steel, premier du nom : Kal-El ne s'est pas complètement trouvé. Nul doute que Clark, journaliste au Daily Planet, l'y aidera ! C'est en tout cas ce que suggère le générique de fin composé par Hans Zimmer, qui commence sur le motif musical de l'Homme d'Acier et fait déborder toute sa fougue tonitruante... pour retrouver finalement le petit thème au piano dédié au jeune Clark. L'être humain est imparfait : c'est à la part humaine de Superman que le film n'a de cesse de nous ramener.


(suite au prochain post...)

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