mardi 25 juin 2013

"Man of Steel" - ni pour ni contre... (2ème partie)

(suite du post précédent...)

III - Un script elliptique
...ou de l'attrait exercé d'avance par un hypothétique "director's cut".
Elliptique, c'est peu dire. Allant droit au but, plaideront les adeptes. Rédigé à la truelle, objecteront les détracteurs. L'humeur des uns et des autres diffère, mais l'idée est bien la même : nombre de spectateurs auront ressenti, pour le meilleur ou pour le pire, ce côté "abrégé" dans le déroulement de l'intrigue. Pour un film qui accuse une durée de 143 minutes, le constat n'est pas banal ! En fait, il serait plus exact de parler d'un déséquilibre dans l'agencement des différents actes (le mot "déséquilibre" n'étant pas forcément péjoratif dans mon esprit) : le prologue sur Krypton rejoint le début du Superman de Richard Donner, troquant une forme pour une autre. Mais là où ce dernier optait ensuite pour une narration chronologique (retardant d'autant l'entrée en scène effective de l'Homme d'Acier), le trio Nolan/Goyer/Snyder décide d'accélérer la manoeuvre en présentant tout de go Kal-El dans sa trente-troisième année, alors qu'il s'apprête à accomplir sa fantastique destinée.


De fait, l'enfance de l'extraterrestre élevé par le farmer Jonathan Kent et son épouse se résume à quelques flashs-back explicatifs disséminés aux quatre coins d'une intrigue principale fondée sur les chassés-croisés de Clark (en quête de ses origines) et Loïs (en quête de Clark lui-même). Il en résulte que les trois ou quatre souvenirs d'enfance donnent peu de grain à moudre sur la jeunesse à Smallville, et que la plupart des personnages contemporains sont à peine esquissés (le général Swanwick ; le colonel Hardy ; Perry White, patron du Daily Planet et ses employés...) jusqu'au retour inopiné du général kryptonien Zod qui, après une courte respiration sans heurts, donne le coup d'envoi à quarante-cinq minutes (peut-être plus, je n'ai pas les yeux rivés à ma montre quand je regarde un film...) de destruction massive sans temps morts ! Sur le papier, cette dernière partie devait effectivement ressembler à un long descriptif du nombre de salves tirées, du nombre de bâtiments défoncés, d'explosions spectaculaires et de coups échangés.
Cette étrange symphonie, moins surprenante par l'enchaînement abrupt de ses mouvements que par leur timing très inhabituel, donne à réfléchir au moins sur deux choses. D'abord sur le point limite jusqu'auquel on peut pousser les temps de pause, les ruptures de rythme ou l'empilement inlassable de "séquences-catastrophe" au cinéma. Ensuite sur la mode désormais bien intégrée du fameux "director's cut" commercialisé après coup en dvd/blu-ray.
 


Sur ce dernier point, Zack Snyder est devenu coutumier du fait depuis son adaptation très ambitieuse de Watchmen, le chef d'oeuvre d'Alan Moore et Dave Gibbons, difficile à imposer dans une version qui eût tout à fait collé au développement du scénario imaginé par Moore. C'est donc un film de 162 minutes qui sort en salles. Et après un premier director's cut en dvd/blu-ray, c'est finalement un montage "ultimate cut" rallongé de 53 minutes (soit 3h35 au total) qui sera commercialisé quelques temps après. Plus récemment, le très personnel Sucker Punch passe de 110 à 127 minutes dans la version souhaitée par son réalisateur.
Idem, sans l'ombre d'un doute, pour "Man of Steel" ! disent les habitués de Snyder et tous ceux qui, depuis longtemps, ne sont plus dupes des stratégies commerciales hollywoodiennes. D'autant que l'extrême confusion avec laquelle on peut sortir de ce film semble venir autant - sinon plus - des choix de montage que du scénario en lui-même. Pour un détail, de loin en loin, qui peut faire penser à une petite maladresse d'écriture, il en arrive souvent deux ou trois autres qui semblent s'expliquer assez clairement par le fait que les auteurs ont taillé dans le gras au moment de réduire une durée de métrage jugée excessive. Seulement voilà : si l'on adhère à cette logique, alors l'idée du film comme oeuvre conçue AVANT TOUT pour être vue en SALLE (espace où le spectacle est forcément le plus immersif, sauf exception), cette idée, donc, en prend un sacré coup dans les dents... Faut-il comprendre que la salle de cinéma n'est plus qu'un lieu de diffusion où l'on va désormais consulter de longs trailers, tout juste susceptibles de donner une idée de la version complète à venir, mais impropres à une vraie réflexion parce qu'encore amputés de quinze ou trente minutes - et peut-être même pas montés tout à fait dans le bon ordre...? La question peut sembler exagérée. Mais dans le cas de Man of Steel, il se trouve qu'elle paraît très légitime.


"Long trailer", "longue bande-annonce", sont des termes que l'on a pu lire dans pas mal de commentaires à l'endroit du film de Snyder. Et ces termes ne sont pas idiots, ni abusifs. Loin de là. Une bande-annonce ne présente pas les événements du film dans leur chronologie : elle produit au contraire de faux liens de cause à effet par association d'idées. La bande-annonce d'un blockbuster, en particulier, a pour but d'allécher le spectateur potentiel en lui offrant un florilège des séquences les plus impressionnants qui lui seront proposées. Or, nous l'avons dit, Man of Steel propose un récit non-chronologique dont le perpétuel va-et-vient entre passé et présent a pour effet immédiat de perdre le spectateur dans une vision très fragmentaire de toutes les informations qui lui sont données. Un récit qui débute par un morceau de bravoure à la narration expéditive, et qui sème quelques incendies, catastrophes naturelles ou combats contre des robots au gré d'éléments de narration fort disparates. C'est pourtant lorsque cesse définitivement ce va-et-vient que l'impression de voir une bande-annonce géante atteint son paroxysme : dans le dernier acte où s'estompent de plus en plus les enjeux narratifs pour faire place nette au seul mouvement des corps frénétiques dans un espace toujours changeant, en perpétuelle reconstruction topographique.
Je n'ai que très rarement éprouvé - qui plus est dans une oeuvre aussi brillante sur le plan stylistique - cette impression de tourner les pages d'un album-photo de plus en plus vite, jusqu'à ce que la logique m'en échappe complètement, et toujours plus vite, jusqu'à ce qu'elles finissent toutes par se déchirer sous mes doigts.
La très probable version longue à venir pourra produire beaucoup d'effets très dissemblables, voire antagonistes - quelles qu'en soient les images déjà tournées. Encore une fois le bonheur des uns fera le malheur des autres. J'ai lu des commentaires qui déploraient le passage brutal d'un crash de vaisseau spatial contenant le bébé Kal-El, directement raccordé au tangage d'un navire sur lequel vogue un Clark déjà adulte. "Quid des parents Kent ?" - "Et la découverte du vaisseau ?" - "Wow, même pas un résumé rapide de son enfance ?"
Pour ma part, je ne voudrais pas que Snyder touche à ce raccord. Il est, pour moi, l'une des plus belles idées du film. Il est le descendant direct de l'un des plus fameux effets de montage de l'histoire du cinéma : celui qui transforme l'os d'un animal jeté en l'air à l'époque préhistorique... en une station orbitale tournoyant dans l'espace, au début du 2001, A Space Odyssey de Stanley Kubrick.

[JE LAISSE ICI QUELQUES SECONDES AUX ESPRITS CYNIQUES POUR ME PRENDRE DE HAUT, RICANER BÊTEMENT, ME JUGER EN SILENCE, TROUVER RIDICULE ET PITOYABLE D'OSER UNE COMPARAISON ENTRE LE DIVERTISSEMENT "POP-CORN" DE SNYDER ET LE CHEF D'OEUUUUUUUUUVRE INDEPASSABLE DE KUBRICK... ET CHOISIR RAPIDEMENT ENTRE VIDER LES LIEUX OU ABANDONNER LEURS PREJUGES NAIFS SUR LE CINEMA D'AUTEUR...]


[C'EST BON...? MICHEL CIMENT ET CONSORTS SONT SORTIS ? PARFAIT, JE REPRENDS DONC...] Car si la trouvaille de L'Odyssée de l'Espace tenait sur le gigantesque bond de plusieurs millénaires qu'il nous imposait le temps d'un battement de cil, sa reprise dans Man of Steel prend justement appui sur la leçon kubrickienne (très consciemment, à mon humble avis) pour retourner le motif comme un gant et créer un paradoxe : en effet, trente-trois ans seulement se sont écoulés le temps de ce raccord, mais là où dans 2001 la "logique chronologique" nous faisait passer d'une terre soudainement troublée par la présence d'un élément extra-terrestre (le monolithe noir) à la science-fiction la plus totale, dans Man of Steel c'est l'inverse qui se produit : l'univers de science-fiction hi-tech est un vestige du passé. Le bond dans le temps enveloppe ici une régression à un stade plus archaïque (l'époque contemporaine, tout de même...), sur une terre que la présence intempestive de Kal-El, élément extra-terrestre, va profondément perturber...
Est-ce étonnant que Snyder "cite" Kubrick à rebours ? Et Nolan, renierait-il cet héritage ? Refuser le parallèle entre ces deux auteurs relativement jeunes (qui abordent ici la science-fiction de plein fouet pour la première fois) et la figure tutélaire du patriarche Kubrick, ce serait d'une part faire table rase de la véritable obsession - le mot en est presque faible ! - qu'ont nourri trois illustres cinéastes plus âgés (eux-mêmes férus de science-fiction et dont l'influence fut pour le moins considérable) pour le même Kubrick : j'ai nommé George Lucas, James Cameron et Ridley Scott. Il serait bien trop long d'exposer maintenant tout ce que leurs cinémas respectifs doivent au réalisateur de Barry Lindon. Je me propose de le faire un de ces jours, ici même. Toujours est-il que l'évolution de certaines traditions esthétiques et thématiques passe par des jeux de miroir souvent très hasardeux en surface et très significatifs en profondeur. Contre toute attente, c'est dans cette tradition aussi que se place Snyder avec sa nouvelle version de Superman (mais est-ce vraiment surprenant, lorsqu'on songe aux visuels ultra-kubrickiens de la Krypton filmée par Richard Donner trente-cinq ans plus tôt...?).
D'autre part, refuser le parallèle avec Kubrick serait comme balayer d'un revers de la main nombre de similitudes qui crèveraient les yeux de tous, si le décorum général ne contrariait pas la superposition : quid d'un bébé voyageant dans l'espace vers la Terre au début de Man of Steel... et à la fin de 2001, A Space Odyssey ? Un bébé qui, dans les deux cas, porte en lui d'une manière ou d'une autre l'avenir d'une espèce et d'une planète entière - voire davantage ? Quid de cette "régression" dont je viens de toucher deux mots, assumée dès le début de Man of Steel... et que l'on retrouve à la fin de 2001 avec le vieillissement de son personnage jusqu'à un retour au stade foetal - ce qui donne à voir la fin du film comme un nouveau et éternel re-commencement ?
Et quid du raccord brutal qui transforme ici un os en vaisseau spatial, là un vaisseau spatial en chalutier, convoquant immédiatement la filiation, la parenté des deux expériences, et que je ne voudrais voir remonté pour rien au monde, même au prix de nouvelles séquences mettant en scène Diane Lane et Kevin Costner dans leur ferme du Kansas !... 


Bref : malgré le pari tenu d'une sévère décharge d'adrénaline sur presque deux heures et demie, Man of Steel restera, jusqu'au jour de sa réédition en version longue, un objet de fantasme toujours intact. Parce que ce sentiment d'avoir assisté à la première ébauche enthousiaste et déjantée d'un film plus maturé qui reste encore à faire, est peut-être voué à laisser le public sur une relative indécision, plutôt que lui-même contaminé par cet enthousiasme...

(suite au prochain post - suspense insoutenable, tout ça...)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire